Vol. 276

n°4 de 2015
69ème année

pp. 357 et s.

Chronique de droit aérien

sous la responsabilité de

Vincent Correia

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Editorial

Vincent Correia

Professeur de droit public à l’Université de Poitier

Initialement employés à des fins militaires, les aéronefs sans pilotes (« Unmanned Aerial Vehicles » - UAV) , généralement appelés « drones », ou les systèmes plus complexes (« Remotely Piloted Aircraft Systems » - RPAS ou « Unmanned Aircraft Systems » - UAS),  ont inévitablement soulevé de nombreuses questions juridiques sous l’angle combiné du droit de la guerre et du droit international humanitaire .

Ces dernières années, le développement d’un nouveau marché pour des appareils civils, à usages professionnels ou récréatifs, n’est pas sans soulever des inquiétudes tout autant légitimes.
Sur le terrain de la protection de la vie privée , tout d’abord, il ne fait aucun doute que « Individuals may use drones to spy on their neighbors, to keep an eye on their children, or to keep tabs on a potentially unfaithful spouse » .
Or, la Cour de Cassation a déjà jugé que « le droit de chacun au respect de sa vie privée s’étend à la présentation interne des locaux constituant le cadre de son habitat et, d’autre part, que l’utilisation faite des photographies qui en sont prises demeure soumise à l’autorisation de la personne concernée » .
Au-delà de cette préoccupation essentielle, l’intégration des drones civils dans l’espace aérien est appréhendée à la lumière de deux considérations antagonistes.

Il est en effet nécessaire, d’une part, de prendre la mesure des risques et dangers qu’implique la multiplication d’appareils volants de petite taille, pour les autres aéronefs « traditionnels » comme pour les tiers à la surface. Se trouvent ici mêlées des considérations de responsabilité, civile et pénale, comme d’encadrement adéquat des conditions d’utilisation des drones, au niveau national comme européen
En France, les arrêtés adoptés en décembre dernier visent à réduire autant que possible les risques de dommages causés aux autres aéronefs , tout en prévoyant des « scénarios opérationnels » qui établissent un lien direct entre les conditions d’utilisation des drones et la présence ou non d’une zone peuplée .
Ce sont toutes ces questions, et bien d’autres, qui sont examinées avec précision par Pascal M. Dupont dans la présente chronique. En filigrane, il ne faut toutefois pas perdre de vue que, d’autre part, le droit adopté doit être strictement limité à ce qui est nécessaire à la protection des intérêts des tiers, pour ne pas handicaper inutilement une prometteuse industrie naissante.

Les instances européennes insistent, en effet, sur le fait que le développement des drones peut engendrer des « promising new opportunities in Europe, offering sustainable jobs and new prospects for growth both for the manufacturing industry and for future users of drones in all sectors of society » . La Commission européenne estime également que « la maîtrise des technologies RPAS deviendra un élément déterminant pour la compétitivité future de l’industrie aéronautique européenne » .

Les problèmes juridiques exposés par Pascal M. Dupont doivent ainsi être mis en perspective, à la lumière de la nécessaire recherche d’équilibre entre la protection des tiers et la liberté permettant de favoriser l’essor de l’industrie des drones. Vu sous l’angle de la dialectique contrôle-liberté, la « révolution » des drones fait ainsi écho à la tension entre liberté et souveraineté qui irrigue le droit aérien depuis ses origines, bien connue des lecteurs de la présente revue.

Les drones ou la révolution aéronautique
du 21ème siècle

Pascal M. Dupont

Les drones répondent à plusieurs appellations , toutes marquées par l’influence anglo-saxonne : UAV pour Unmanned Aerial Vehicle (véhicule aérien inhabité), UAS pour Unmanned Aerial System ou RPA (système aérien inhabité), pour Remotely Piloted Aircraft (aéronef non habité piloté à distance).
Ils sont en passe de donner lieu à une révolution aéronautique aussi importante que celles provoquées par l’apparition de l’avion à réaction ou celle de l’avion de transport au tournant de la deuxième guerre mondiale.
Leur fabrication a permis l’émergence d’une filière industrielle en plein essor dans laquelle les Etats-Unis avaient déjà investi 10 milliards de dollars en 2013 et qui, en France, rassemble une dizaine de constructeurs de drones et environ mille sociétés prestataires de services représentant environ 3 000 emplois directs .
Leur développement, qui rappelle ceux de l’aéronef au début du 20ème siècle, a déjà provoqué des changements majeurs, non seulement pour l’aéronautique militaire avec la surveillance du champ de bataille et les frappes aériennes, mais aussi pour toute l’aéronautique civile.
Lorsque le problème de leur intégration dans l’espace aérien aura été réglé, le statut des drones mieux défini au plan international, les applications s’avèreront pratiquement illimitées.

En 2016, Le statut juridique des drones se réduit à un nombre limité de dispositions alors que leur utilisation est déjà ancienne et que leur nombre ne cesse de croître.
A cet effet, la Convention de Chicago de 1944 contient un article 8 qui interdit le vol des aéronefs sans pilote à bord, sauf si les autorités nationales compétentes délivrent une autorisation individuelle spécifique.
Au sein des 28 Etats de l’Union, la règlementation s’appliquant aux drones civils est actuellement confiée à l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA) pour les engins de masse supérieure à 150 kg - quasi-inexistants en Europe - et aux autorités nationales de l’aviation civile pour ceux d’un poids inférieur, d’où un partage de compétences ayant abouti à confier aux Etats le soin de déterminer le cadre juridique applicable à la majorité des drones évoluant dans leur espace aérien.
La France, qui  a été un des premiers pays à encadrer l’usage des drones, dispose depuis 2009 de plusieurs textes relatifs à la circulation aérienne et à la navigabilité des drones militaires, et, depuis, 2012, d’une réglementation pour la conception et l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs sans pilote qui a été entièrement refondue par deux arrêtés datés du 17 décembre 2015 .

Au-delà de leur variété, les drones constituent une catégorie nouvelle de véhicules aériens, qui est celle des « aéronefs qui circulent sans personne à bord » (I) ; par suite, cette qualification s’avère déterminante pour préciser les règles de la navigation aérienne ainsi que le régime de responsabilité qui leur sont applicables (II).

Plan

I - Un statut unique d’aéronef pour de multiples usages
A-La notion « d’aéronef circulant sans personne à bord »
1-Caractéristiques communes
2-Classification fondée sur l’usage public ou privé
21-Drones étatiques
22-Drones civils
B- Un aéronef à part entière
1- Normes internationales
2- Normes nationales
21 - Nationalité et immatriculation
22- Certificat de navigabilité
23 - Les droits réels sur les aéronefs.
II- L’utilisation des drones dans l’espace aérien et ses conséquences en matière de responsabilité
A- Les drones et la navigation aérienne
1-Navigabilité
11-Drones étatiques
12-Drones civils
2-Les drones et l’espace aérien
21-Application des règles de l’air
22-Conditions d’insertion dans l’espace aérien
B- Les conséquences de l’utilisation des drones : dommages et responsabilités
1- Diversité des dommages
11- Les drones civils face à la protection de la vie privée
12- Les drones et la sûreté aérienne
13- Les drones armés et les frappes aériennes.
2-Les régimes de responsabilité applicables aux drones
21-Responsabilité civile
22- Responsabilité pénale
23-Responsabilité de l’Etat


Docteur en droit de l’Université de Paris 2, Master 2 Transports internationaux de Paris 1. Auteur du  manuel de droit aérien, « Souveraineté et libertés dans la troisième dimension », Etudes Internationales, Pedone, novembre 2015.

Le mot drone est tiré d’un anglicisme signifie « faux bourdon ».

Assemblée Nationale, Question écrite n°75 de Marie Recalde, JO du 25 janvier 2013, p. 342. La filière drone, particulièrement implantée en Gironde avec des entreprises telles que Dassault, Thales, EADS et Safran, représente la plus forte progression du secteur militaire aéronautique et spatial sur ces dix dernières années.

Les deux nouveaux arrêtés « drones » datés du 17 décembre et publiés au JO du 24 décembre 2015 sont entrés en vigueur le 1er janvier 2016 et remplacent les arrêtés du 11 avril 2012. Le premier est « relatif à la conception des aéronefs civils qui circulent sans personne à bord, aux conditions de leur emploi et aux capacités requises des personnes qui les utilisent ».Le second est l’arrêté « relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord ». Cette entrée en vigueur a été accompagnée par la mise à disposition de deux guides utilisateurs (un guide aéromodélisme et un guide activités particulières) sur le site de la DGAC, par la mise en ligne de plusieurs formulaires CERFA visant à faciliter certaines démarches administratives et par la mise à jour de la notice de sécurité « drones de loisirs ». La DGAC a mis en place un plan de communication sur la mise en place de cette nouvelle règlementation le 6 janvier 2016.

 

 

 


OACI, Secrétariat général, « Unmanned Aircraft Systems (UAS) », 2011, ICAO Cir 328 AN/190, 52 pp., p. x : « Unmanned aircraft : An aircraft which is intended to operate with no pilot on board ».

V. par ex., S. Wuschka, « The Use of Combat Drones in Current Conflicts – A Legal Issue or a Political Problem ? », Goettingen Journal of International Law, 2011, vol. 3, n° 3, pp. 891-905 ; D. E. Schaffner, « The Legality of Using Drones to Unilaterally Monitor Atrocity Crimes », Fordham International Law Journal, 2012, vol. 35, n° 4, pp. 1121-1163.

V. notamment, M. E. O’Connel, « Remarks : The Resort to Drones under International Law », Denver Journal of International Law and Policy, 2011, vol. 39, n° 4, pp. 585-600 ; M. McNab, M. Matthews, « Clarifying the Law Relating to Unmanned Drones and the Use of Force : The Relationships Between Human Rights, Self-Defense, Armed Conflict, and International Humanitarian Law », Denver Journal of International Law and Policy, 2011, vol. 39, n° 4, pp. 661-694 ; M. W. Lewis, E. Crawford, « Drones and Distinction: How IHL Encouraged the Rise of Drones », Georgetown Journal of International Law, 2013, vol. 44, pp. 1127-1166 ; M. Wagner, « The Dehumanization of International Humanitarian Law: Legal, Ethical, and Political Implications of Autonomous Weapon Systems », Vanderbilt Journal of Transnational Law, 2014, vol. 47, n° 5, pp. 1371-1424 ; F. Mégret, « The Humanitarian Problem with Drones », Utah Law Review, 2013, n° 5, pp. 1283-1320, p. 1283.

V. notamment, B. Godarty, I. Robinson, « Unmanned Vehicles: A (Rebooted) History, Background & Current State of the Art », Journal of Law, Information & Science, 2011/2012, vol. 21, n° 2, pp. 1-34, pp. 23-33.

V. par ex., G. C. Rapp, « Unmanned Aerial Exposure : Civil Liability Concerns Arising From Domestic Law Enforcement Employment of Unmanned Aerial Systems », North Dakota Law Review, 2009, vol. 85, n° 3, pp. 623-648.

I. F. Rothfus, « An Economic Perspective on the Privacy Implications of Domestic Drone Surveillance », Journal of Law, Economics & Policy, 2014, vol. 10, n° 2, pp. 441-462, p. 443.

Cass., civ. 1ère, 7 novembre 2006, n° 05-12788

EASA, « Concept of Operations for Drones – A risk based approach to regulation of unmanned aircraft », https://easa.europa.eu/system/files/dfu/204696_EASA_concept_drone_brochure_web.pdf [accédé le 11/02/2016].

Arrêté du 17 décembre 2015 relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord, JORF n° 0298, 24 déc. 2015, p. 23890, RFDAS 2015-4, pp. 411-419 ; Arrêté du 17 décembre 2015 relatif à la conception des aéronefs civils qui circulent sans personne à bord, aux conditions de leur emploi et aux capacités requises des personnes qui les utilisent, JORF n° 0298, 24 déc. 2015, p. 23897, RFDAS 2015-4, pp. 420-448. 

Arrêté du 17 décembre 2015 relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord, préc., article 3.

Arrêté du 17 décembre 2015 relatif à la conception des aéronefs civils qui circulent sans personne à bord, aux conditions de leur emploi et aux capacités requises des personnes qui les utilisent, préc., annexe III, article 1.3.

« Riga Declaration on Remotely Piloted Aircraft (Drones) - Framing the Future of Aviation », adoptée à Riga le 6 mars 2015, http://ec.europa.eu/transport/modes/air/news/doc/2015-03-06-drones/2015-03-06-riga-declaration-drones.pdf [accédé le 11/02/2015], 5 pp., p.1.

Communication de la Commission du 8 avril 2014, « Une nouvelle ère de l’aviation – Ouvrir le marché de l’aviation à l’utilisation civile de systèmes d’aéronefs télépilotés, d’une manière sûre et durable », COM(2014) 207 final, 11 pp., p. 3.